Extrait : « Clément, un garçon dans le vent »

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couv Ader

Le volet claqua contre la façade de la rue.

Clément sursauta dans son lit. Son coeur battait la chamade. Tous les sens en éveil, il guettait les bruits de la nuit. Il entendit les rafales irrégulières du vent remonter la rue Sabatière en sifflant. De nouveau, le volet claqua dans l’obscurité.

Le signal! C’était le signal que Clément attendait depuis si longtemps.

– C’est pour cette nuit! pensa-t-il en se redressant d’un bond.

Clément respira profondément pour calmer les battements désordonnés de son coeur. Pas un bruit ne troublait le calme de la maison assoupie. Clément se dit que ses parents devaient dormir à poings serrés, fatigués par leur longue journée de travail et la chaleur de l’été toulousain.

Il s’habilla rapidement dans le noir. Comme tous les soirs, il avait disposé avec soin ses vêtements au pied du lit, afin d’être plus vite prêt pour cette aventure qu’il préparait depuis de nombreux mois. A tâtons, il sortit de leur cachette un baluchon d’étoffe soigneusement roulé et deux bâtons.

Quelques minutes plus tard, un étrange personnage se faufila avec précaution hors de la maison. Avec sa veste trop large bizarrement enroulée autour de la taille et ce châle qui semblait ne plus devoir en finir, on aurait dit un sinistre oiseau de nuit. L’individu s’assura que personne ne l’observait et descendit la rue Sabatière en direction de la Garonne.

François, le respectable maître-menuisier de Muret, et sa non moins respectable épouse Antoinette, auraient certainement bien eu du mal à reconnaître leur fils Clément dont ils avaient, au demeurant, toutes les raisons d’être fiers. Fiers de ce petit homme de 14 ans au caractère affirmé, fiers aussi de ce bon élève qui raflait les premiers prix dans toutes les matières et fiers, enfin, de l’habileté de ce digne descendant de quatre générations de menuisiers et charpentiers. Mais fiers ou pas, ils lui auraient certainement administré une fessée exemplaire, s’ils l’avaient surpris dans cet accoutrement par cette nuit d’été 1855.

Clément huma l’air nocturne et esquissa un sourire satisfait.

– Le vent d’autan, jubila-t-il. C’est bien le vent d’autan!

[…]

– Bonsoir Bacquié, dit Ader en pénétrant dans son repaire. Beau vent d’autan encore, ce soir! Nous en avons de la chance.

– Bonsoir Monsieur, répondit Bacquié avec son accent rocailleux du Lauragais, quelque chose me dit que nous allons encore faire du bon travail.

Ader regarda avec satisfaction autour de lui. Oui, bien de l’eau avait coulé au confluent de la Louge et de la Garonne, mais l’idée, elle, ne l’avait jamais quitté: il construirait un appareil pour voler, et il volerait. L’appareil, d’ailleurs, était construit.

– Avec ce vent, nous allons pouvoir procéder aux premiers essais, décréta Ader en se frottant les mains de satisfaction. Bacquié, s’il vous plaît, pourriez-vous aller chercher quelques uns de vos collègues pour nous aider?

Bacquié parti, Ader vérifia une dernière fois son appareil. Drôle d’oiseau que cet appareil. Les ailes en étoffe rappelaient celles d’un insecte, alors que la queue, elle, se rapprochait davantage de l’oiseau. Le tout, monté sur un cadre de bois léger duquel pendaient des sangles de cuir, était recouvert de plumes d’oie. C’est bien pour ça d’ailleurs qu’Ader l’avait appelé le « planeur en plumes d’oie ».

– Récapitulons, pensa-t-il tout haut en se lissant la moustache. Nous suspendons le planeur par de solides filins, face au vent, de manière à ce qu’il ne m’entraîne pas trop haut. Les ouvriers le retiennent le temps que je m’installe dessous. Je m’attache avec les sangles. Les ouvriers lâchent le planeur. Et … à la grâce de Dieu et du vent d’autan.

Tout avait été soigneusement calculé: la longueur des ailes, 3 mètres 50 chacune; celle de l’appareil 5,75m; le poids, 20 kg; la position du pilote sous les ailes … Cette fois-ci, il en était sûr: ça ne pouvait que marcher! Ou plutôt … voler.

Le vent d’autan s’engouffra dans les ailes. Ader se sentit tiré vers le haut. Bientôt, ses pieds ne touchèrent plus le sol.

– Il vole, il vole, s’écrièrent les ouvriers, les mains en visière devant les yeux pour mieux être témoins de ce spectacle incroyable.

Ader était aux anges. Enfin, il volait. Ah, quelle sensation de légèreté, de liberté, même. Ader sentait avec plaisir le vent caresser son visage, gonfler ses ailes et lui faire faire de petites embardées capricieuses. Il aurait tellement aimé ne jamais devoir redescendre.

[…]

Les trois hommes poussèrent l’Eole sur la piste et attendirent l’arrivée de Monsieur Pereire pour mettre le moteur en route. Ader vérifia une dernière fois que tout était en état de marche. Déterminé, il ouvrit la manette des gaz.

L’Eole obéit docilement et prit lentement de la vitesse. Il cahota bientôt sur l’herbe de la piste à la vitesse folle de 10 mètres par seconde: 36 km/h! Concentré, Ader força encore les gaz en passant devant le repère qu’il s’était fixé et regarda avec attention le bout de la piste. Cette fois, il ne fermerait pas les gaz. Il attendait avec confiance que l’appareil quitte le sol.

Ader avait l’impression de traverser une tempête familière: la vapeur sifflait furieusement, l’hélice soulevait son tourbillon de feuilles dans un bruit infernal, l’appareil vibrait de toute sa carcasse, malmenant boulons, soudures et coutures.

Tout à coup, ce fut le calme. Un calme impressionnant, inquiétant même, que rien n’aurait laissé prévoir. Ader en était maintenant persuadé: si les vibrations s’étaient si soudainement arrêtées, c’était que les roues avaient quitté le sol. Il volait! Gardant son sang-froid, Ader entreprit de compter jusqu’à cinq. Cinq secondes, cela ferait un vol de cinquante mètres. Au-delà, il risquait de heurter les arbres en bout de piste.

– … 1 … 2 … 3 … 4 … 5!

Ader ferma le robinet de vapeur. L’appareil toucha aussitôt le sol sans ménagement, roula encore quelques dizaines de mètres sur son élan et s’immobilisa dans l’herbe.

L’esprit vide, étrangement calme, Ader descendit de l’avion, insensible à l’enthousiasme de ses ouvriers.

– Monsieur Ader, vous avez volé! Nous l’avons bien vu, les roues ne touchaient plus le sol! Monsieur Ader, vous avez volé!

Les ouvriers laissaient libre cours à leur enthousiasme, jetant leurs casquettes en l’air, criant des hourras, répétant sans cesse « Monsieur Ader, vous avez volé! Vous avez volé! Vous étiez à ça au-dessus du sol! » ajoutaient-ils avec un geste de la main.

Monsieur Pereire, en homme du monde, montrait plus de retenue. A se demander d’ailleurs si cet exploit le convainquait vraiment!

Les traces de roues, elles, ne pouvaient pas mentir: elles avaient bel et bien disparu sur une cinquantaine de mètres. Ce 9 octobre 1890 représentait un pas de géant dans l’histoire de l’aviation.

Le premier, celui qui la mènerait toujours plus haut, … toujours plus loin.

[…]

La fin ? Elle est dans le bouquin !