Extrait : « Rapt sur le Londres-Brighton »

illustgration de couverture : Rapt sur le rallye Londres-BrightonHistoire d’une histoire

La porte de la taverne s’ouvrit en grinçant légèrement. Une silhouette masculine, haute et fine, se détacha dans son encadrement. L’homme marqua un temps d’arrêt, puis s’avança à pas lents vers une table dans un angle de la pièce. Il s’arrêta à quelques mètres de la table et observa la scène. Deux hommes, assis l’un en face de l’autre, contemplaient en silence leurs tasses vides.
L’homme sourit en reconnaissant la silhouette massive de son ami Jean, l´illustrateur dont les lecteurs du Zack, le magasine trilingue de sa maison d´éditions, découvraient chaque semaine avec davantage de ravissement les dessins animaliers. Didier, perdu dans un pull trois fois trop grand pour lui, suivait avec intérêt les évolutions d´une serveuse.
– Eh bien, Didier, tu cherches l´inspiration dans le décolleté des brunes, maintenant ? le taquina Gaston. C´est bien ce qu´il me semblait, ton imagination baisse. Je redoute que d´ici peu tu ne sois même plus capable de nous écrire la première lettre du premier mot de la première ligne du premier paragraphe du prochain livre.
– Très drôle, mon cher Gaston. Est-ce la jalousie qui te pousse à tant de perfidie ! rétorqua Didier. Procès-verbal pour insolence caractérisée. Pourrais-je relever le nom des témoins, nous disions donc :Jean : illustrateur, Gaston : éditeur, et Didier : auteur.
– Mais, que se passe-t-il ? s´étonna Aline qui pénétrait dans la pièce en poussant Germain, son assistant, devant elle.
– Il ne manquait plus que vous, répondit Didier. Vous arrivez à point pour compléter ma liste : Aline : speakerine à Radio Luxembourg, et Germain : technicien du son.
– Mais quelle liste ? insista Aline.
– La liste des héros de mon prochain livre, répondit Didier avec le plus grand sérieux. Alors, Gaston, pari tenu : je l´écris et tu le publies ?
Il était fort tard quand le petit groupe sortit de la taverne. Les pas qui résonnaient de manière incertaine sur le pavé mouillé disaient bien ce qu´ils voulaient dire : on avait copieusement arrosé la conception du petit dernier !
Alors, on se le fait ce rallye ? balbutia Jean en montant dans sa de Dion Bouton de 1898.
– Chiche ! répondit Didier.
– Pas cap ! gamina Aline.
– Okay…, hoqueta Germain.
Quant à Gaston, il jura mais un peu tard qu’on ne l’y reprendrait plus.

Toute ressemblance avec des personnes existantes n’est que le fruit de votre imagination débordante !

Et maintenant, l’histoire !

Quelques minutes plus tard, le précieux règlement sous le bras, Didier quittait la table sous un prétexte futile. Il réapparut au bout d’une petite demi-heure, un étrange sourire aux lèvres.

– J’ai une idée! s’exclama-t-il en rejoignant ses trois compagnons.
– Déjà! s’exclamèrent ceux-ci en choeur.
– Non, non. Pas pour un bouquin, il s’agit d’autre chose. Ecoutez-moi bien. Le principe de la course s’est bien d’arriver en premier au but avec son véhicule. Et en respectant le règlement, naturellement. Vous êtes bien d’accord?
– Ben oui, et alors?!
– Attendez, vous allez comprendre, reprit Didier en baissant la voix. Approchez.
Avec un bel ensemble, les trois têtes convergèrent vers lui en échangeant des regards entendus.
– L’esprit du sport, c’est d’être le plus fort. Mais pas seulement là, chuchota Didier en dévoilant un biceps au demeurant pas très impressionnant. Mais … aussi là, ajouta-t-il en pointant son index sur son front. Il faut aussi savoir courir avec sa tête.
– Cette fois, il déraille complètement, notre philosophe, railla Jean en haussant les épaules.
– Attendez, attendez, répéta Didier en agitant la main. Le règlement dit que « chaque voiture doit être précédée par un piéton agitant un drapeau rouge ». Vous me suivez?
– Demain, c’est toi qui me suivra, hasarda Gaston en souriant.
Didier exhiba alors un gros dictionnaire.
– Ecoutez-moi ça. Patins à roulettes: semelles munies de plusieurs roulettes que le piéton fixe à sa chaussure et qui permettent à ce dernier de se déplacer plus rapidement(*). PIETON! Il est bien dit piéton! Sur des patins à roulettes un piéton reste un piéton. C.Q.F.D(**)!
Le silence s’installa autour de la table. Ses compagnons redoutaient d’avoir compris. Didier fit signe au garçon de renouveler les consommations: la discussion menaçait d’être longue. Gaston ferait sûrement de la résistance…
(*) Dictionnaire pour Nous, Edition du Farfelu, dernière mise à jour 30 février 1996.
(**) Ce Qu’il Fallait Démontrer, ou, dans ce cas, C’est Quoi ces Fadaises, Didier !

[…]

Le coffre se referma bruyamment. Gaston, à nouveau dans le noir, souriait aux anges. Il avait eu le temps de voir un indice important. Un panneau: …ford, 11. Le lierre qui grimpait sur la borne cachait le début du nom.
A peine la voiture repartie, Gaston s’empara fébrilement de son émetteur.
– Ici Gaston. Suis prisonnier dans voiture, chuchota-t-il aussi clairement que possible dans le micro. Voiture en feu était un piège. Roulons vers localité en ford. Localité à 11km. Trop de lierre sur le panneau. Pas pu lire nom.
Pour ne pas attirer l’attention de ses ravisseurs avec des grésillements intempestifs, Gaston préféra arrêter a nouveau son appareil.
En entendant cela, Jean gara la voiture au bord de la route. Les concurrents qu’ils avaient doublés, croyant à une panne, leurs lançaient de joyeux quolibets en passant. Mais Jean et Didier n’en avaient cure. Il fallait retrouver Gaston. Coûte que coûte!
– Vite, Didier, la carte. Il ne doit pas y avoir des centaines de localités dans un rayon de 11 km.
– Si seulement on avait le signalement de cette Ford. Ne serait-ce que la couleur, soupira Didier.
– Si seulement les anglais pensaient à enlever le lierre qui recouvre les panneaux, renchérit Jean. Damned!! Quatre villes et je ne sais combien de villages et lieux-dits, rien que ça! Ça va être coton…
– Ici Gaston. Ici Gaston. M’entendez-vous? grésilla à ce moment précis la radio dans la voiture.
Avec un bel ensemble, les trois amis coururent vers la voiture, bousculant au passage les badauds qui contemplaient ce véhicule d’un autre âge. Aline, en grande professionnelle de la radio, fut la plus rapide à saisir le micro.
– Gaston, où es-tu? Parles distinctement, nous t’entendons très faiblement.
– Je suis enfermé dans le coffre d’une voiture. La voiture est certainement dans un grand hangar. Aucune idée de l’endroit où je me trouve. Peut-être sur la côte, il m’a semblé entendre une mouette tout à l’heure et le vent apporte de temps en temps comme un bruit de vagues. Mes ravisseurs sont partis. Je suis seul. A vous.
– Les as-tu vu? T’ont-ils parlé? cria Didier par dessus l’épaule d’Aline.
– Non. Je suppose seulement que ce sont des complices de concurrents du rallye. Deux hommes. Ils ont dû vouloir m’éliminer parce que j’étais le plus rapide. A cause des patins à roulettes.
Didier sentit là comme un reproche à son égard. Après tout, il l’avait bien mérité: l’idée était de lui.
– Et cette fameuse ford, as-tu son numéro d’immatriculation? Sais-tu de quelle couleur elle est? A toi.
Silence à l’autre bout de la ligne.
– Quelle ford? De quelle ford parles-tu, Aline? A vous, répondit enfin Gaston.
– De la ford dans laquelle tu te trouves! A toi.
– Je suis dans une ford! Ah bon!?
– M’enfin Gaston, tu as dit toi-même que tu te dirigeais en ford vers un village. Avoue!
– Mais jamais de la vie, grésilla la radio. Je me dirigeais vers un village en ford. A vous.
– C’est bien ce que je dis. Alors, cette ford, à quoi elle ressemble?
– Mais c’est le village qui était en ford, s’époumona Gaston.
Les trois amis secouèrent la tête d’un air entendu. On avait dû asséner à ce pauvre Gaston un bon coup sur la nuque et il faudrait lui laisser le temps de retrouver la raison.
– Et le village, Gaston, demanda Aline d’une voix maternelle. Tu ne sais vraiment pas comment il s’appelle le village, mon petit Gaston. Essaie de te rappeler. Allez, c’est à toi.
– M’enfin vous êtes durs de la feuille ou quoi? Puisque je me tue à vous répéter que tout ce que je sais, c’est que le nom de ce village se termine en ford.
Gaston, qui commençait, lui aussi, à douter très sérieusement de la santé de ses amis, en eut la triste confirmation: un triple fou rire secoua la voiture par radio interposée.
– Gaston, nous croyions que tu roulais en voiture ford vers un village, alors que tu roulais en voiture vers un village en ford, … SE TERMINANT PAR FORD!!!

[…]

Littéralement suspendus à la radio, Aline, Jean et Didier entendirent avec émotion le bruit des pas de leur ami qui avançait à tâtons dans le noir. Soudain ils entendirent un choc sourd suivi d’un cri de douleur. Puis le bruit d’un corps qui tombe lourdement sur le sol. Les grésillements de la radio s’arrêtèrent d’un coup. Gaston devait l’avoir fait tomber sur le sol.
– Gaston! Gaston! crièrent-ils d’une seule voix. Mon Dieu, ces bandits ont dû le surprendre.
– Arrêtez de crier comme ça. Vous allez finir par me faire repérer, intima Gaston au grand soulagement de ses amis. Je me suis simplement pris les pieds dans une vieille poutre. Ma cheville! J’aurai de la chance si elle n’est pas cassée. Ouf, j’ai enfin réussi à atteindre la porte.
C’est une porte en bois à double battants. Elle a l’air sacrément solide. Et elle est fermée bien sûr. Pas une seule fenêtre. Attendez, je vais regarder par le trou de la serrure. On ne sait jamais. … Dîtes donc, il commence déjà à faire sombre dehors!
– Tu ne vois pas les lumières d’une ville, des voitures, je ne sais pas moi… n’importe quoi qui puisse nous renseigner.
Le silence s’installa dans la radio, troublé uniquement par ses propres grésillements.
– Un … deux ..! Un… deux… trois… quatre… cinq…
– Mais qu’est-ce qu’il fait, s’étonna Didier. Il compte les moutons pour s’endormir ou quoi?
– dix-neuf… vingt! Un… deux…! Un … deux… trois…. Oui, c’est ça, deux courts et vingt secondes, dit enfin Gaston. Ecoutez-moi, je suis tout près de la côte. Je vois un phare: deux signaux courts et vingt secondes d’attente. Essayez de savoir à quel endroit de la côte il se trouve. Je vous rappelle dans un quart d’heure.
Qui, mieux qu’un vieux du pays aurait pu les renseigner? Mais il fallait faire vite. Il ne tarderait pas à faire complètement nuit et le tacot n’avait pas de lumière!
– Le promeneur, là, s’écria Aline en pointant le doigt sur un homme d’un âge certain qui promenait son chien.
Tout anglais qu’il soit, le vieillard perdit un peu de son flegme en voyant la folle équipée se précipiter sur lui. Aline lui tendit machinalement le micro :
– Monsieur, pourriez-vous nous dire quel phare des environs émet deux signaux courts toutes les vingt secondes?
Le brave homme ne comprenant pas le français, il fallut faire une démonstration pratique. Ce qui ne manqua pas d’attirer une foule des plus joyeuses. En effet, Aline, micro en main répétait la question à qui voulait l’entendre. Jean faisait des signaux lumineux avec sa lampe de poche, comptant consciencieusement les clignotements courts et les longs. Pour compléter la description, Didier tournait lentement sur lui-même un bras tendu devant lui pour imiter le faisceau de lumière. Avec un talent qu’elle se découvrait elle-même, Aline imitait tour à tour le bruit des vagues, le cri des mouettes, voire même la corne -enrouée- d’un bateau.
Croyant à quelque jeu radiophonique, les spectateurs se poussaient du coude et échangeaient des suggestions, reculant toutefois timidement quand Aline leur tendait le micro. D’autres applaudissaient à tout rompre ce spectacle de son et lumière impromptu. Quelques piécettes vinrent même récompenser les efforts artistiques des trois amis.
L’attroupement finit par attirer une patrouille de police.
– Encore vous! s’écria le sergent Simpson. Circulez. Et que je ne vous revois plus.
– Sergent Simpson, demanda Jean tout à coup plus poli avec le policier. Nous demandions seulement à ces aimables personnes comment s’appelle le phare qui émet deux signaux courts toutes les vingt secondes. Nous devons y retrouver un ami.
Machinalement, Aline tendit le micro au policier qui, machinalement, rectifia la position de sa cravate.
– Ce ne peut être que le phare de Seaford. Il se trouve au sommet d’une falaise au sud-ouest de la ville A moins d’un mile sur la côte. N’oubliez pas Monsieur Scheel, mile. Nous sommes en Angleterre, ironisa le policier satisfait de prendre sa revanche.
– Merci beaucoup, Sergent. C’est promis, vous n’entendrez plus parler de nous. Pourriez-vous toutefois épeler le nom de ce phare. Ces noms anglais sont terriblement compliqués pour nous autres continentaux.
– S… E… A… commença docilement le policier.
De rage, il se mordit la lèvre inférieure en voyant le sourire ironique de son interlocuteur du matin.

[…]

La fin ? Dans le bouquin !