Extrait : « Des enfants privés d´enfance ! »

Toute reproduction partielle ou intégrale interdite sans consentement de l’auteur – photos : © B.I.T. Genève

Le soleil brille au-dessus des palmiers et il y a beaucoup de gens sur les trottoirs. Une voiture klaxonne pour se frayer un passage parmi les piétons. Désiré monte sur le trottoir sans quitter des yeux la poussière qui couvre les chaussures de « ses » clients. Désiré est un vieux dans le métier depuis maintenant deux ans qu´il cire les chaussures des passants dans « son » secteur d´Abidjan, la capitale de la Côte d´Ivoire.Désiré voit soudain une paire de chaussures dont le cuir fin disparaît sous une épaisse couche de poussière. Il lève la tête et se trouve face à un noir élégant qui tient une mallette. « Celui-là, » se dit Désiré qui, du haut de ses douze ans, est malin comme un vieux singe, « ça ne m´étonnerait pas qu´il aille à un rendez-vous avec ses chaussures sales. Heureusement que je suis là ! »

– Je vous cire les chaussures, M´sieur ?

Le client discute un peu sur le prix, mais finit pas s´asseoir sur le vieux siège de Désiré qui sort ses chiffons et ses brosses. Deux minutes plus tard, le client s´en va avec un sourire aussi éclatant que ses chaussures. Désiré met dans sa poche les quelques piécettes qu´il donnera fièrement, ce soir, à ses parents.

photo d'une petite fille portant des fruits dans la rue Désiré est l´un de ces 250 millions d´enfants entre cinq et quatorze ans qui travaillent dans le monde. Mais Désiré est heureux : il a travaillé quelques années pour un patron qui le payait très mal et a mis de côté l´argent nécessaire pour acheter son outillage de petit cireur de chaussures. Désiré est son propre patron, il est heureux, ou presque.

Et puis Désiré est dehors. Certes il lui faut beaucoup marcher pour trouver des clients, mais d´autres enfants passent des journées entières enfermés dans des usines à balayer, à ranger des caisses ou, accroupis sur le sol, à coudre des ballons. Il trouve même parfois un peu de temps pour taper dans un ballon avec les copains.

Son métier n´est pas trop pénible, non plus. Le tabouret qui renferme ses outils est lourd, mais, une fois arrivé sur place après une petite demi-heure de marche, il le pose sur le sol. Alors que d´autres enfants portent des pierres trop lourdes pour leurs petits squelettes ou s´égosillent sur les trottoirs pour vendre la gigantesque pile de journaux qu´ils portent en équilibre sur la tête.

Il n´est pas dangereux, non plus, son métier. Il faut se méfier des voitures, bien sûr. Mais il est beaucoup moins dangereux que le travail des gosses sur les décharges qui risquent à chaque instant de se blesser en triant les ordures. Ça peut être grave, très grave même, de se couper quand on est un enfant sur une décharge de Manille ou de Bogota. La plaie s´infecte vite et on risque d´attraper le tétanos. Il paraît qu´il y a un vaccin contre le tétanos, mais pas pour les enfants des bidonvilles qui gagnent à peine 20 FF par jour.

Mais surtout, Désiré est libre ! Pas comme certains enfants, notamment des petites filles, qui appartiennent à leur patron qui a tous les droits, et même plus, sur elles.

photo gamins des rues en IndeMais les enfants n´ont pas que ce droit et surtout les parents ont d´autres devoirs envers leurs enfants. Un jour, Michel Bonnet (Zack N° 18 du 1er juin 1998) demanda à des enfants travailleurs en Inde ce qu´ils voulaient voir changer dans leur vie. Un petit garçon de 11 ans répondit timidement en regardant l´interprète « J´aimerais bien pouvoir passer ma main dans les cheveux de cette dame. » Ce petit garçon qui travaillait plus et plus durement que la plupart des adultes européens demandait juste un peu de tendresse. Les enfants ont avant tout le droit d´être aimés !

Ces enfants ne disent pas qu´ils ne veulent pas travailler, mais ils veulent que l´on n´oublie pas qu´ils sont des enfants qui aimeraient aussi jouer, faire des câlins, manger à leur faim, vivre en sécurité et aller à l´école.

photo d'enfants tissantLe 20 novembre 1998 a lieu la Journée Internationale des Droits de l´Enfant. Et si tu y participais (pourquoi pas avec tes copains et ta classe) pour dire avec eux : « LES ENFANTS DU MONDE ENTIER ONT LE DROIT DE TRAVAILLER… A L´ECOLE ! »

Mais pourquoi travaillent-ils, tous ces enfants qui devraient aller sagement à l´école pour apprendre à lire et à écrire ? Un enfant, ça joue au foot, ça fait du vélo ou ça se dispute avec ses copains. Mais ça n´a pas à travailler toute la journée !

Et comme l´enfant est toujours un peu timide face à un patron, il accepte de travailler pour moins d´argent que l´adulte. Pourtant, nos vrais petits enfants travailleurs, ce n´est pas pour acheter des bonbons qu´ils travaillent, mais pour vivre. Et ils ne gagnent pas 20 FF par jour.

Parfois, ils travaillent pour nous. Par exemple pour fabriquer des télévisions, des tapis ou des chaussures que nous achetons bon marché, en Europe ou aux Etats-Unis. Ça, c´est de l´économie.

De l´économie ? Par exemple, si tu demandes à ton voisin de laver sa voiture, il te donnera 20 FF pour que tu te payes une glace ou offres des fleurs à ta maman pour sa fête. Mais si un garagiste, qui est donc un adulte, lui lave sa voiture, ton voisin devra lui donner 60 FF. Si tu lui laves sa voiture, ton voisin économisera donc 40 FF. C´est ça, l´économie : le patron paye ses travailleurs le moins possible pour gagner plus d´argent.Alors comme ça des enfants travaillent pour que nous puissions acheter des baskets ou des tapis moins chers ! Moi, ça me fait honte. Et toi qui as un grand coeur de petit enfant, ça te fait honte aussi, bien sûr. Alors, c´est décidé, on n´achète plus de baskets, de tapis ou de jouets fabriqués par des enfants ! Comme ça les enfants ne travailleront plus et ils pourront aller à l´école… peut-être.

photo d'une jeune fille assiseImagine que tu sois très très pauvre. Ton papa ne gagne pas beaucoup d´argent. Ta maman a beaucoup de travail pour t´élever, toi et tes petits frères et soeurs. Elle va prendre l´eau à la fontaine, chercher du bois pour faire la cuisine, va à pied faire le marché avec tous ses enfants à l´autre bout de la ville, balaye parterre avec une feuille de palmier… Et puis un jour, ton papa perd son travail ou ta maman tombe malade. Alors toi qui es le plus grand de tous ces petits enfants, tu dois aller travailler. Tu es obligé. Tu reviens tout content à la maison : tu as trouvé un travail dans une usine. Tu mets des sardines en boîte et tu gagnes 10 FF par jour pour 10 heures de travail. Chic, tu peux soigner ta maman chérie et elle va guérir ! Et tu es tout fier de ramener de l´argent à la maison pour que tes frères et soeurs puissent manger.

Mais les sardines que tu mets en boîte sont vendues… au Luxembourg, par exemple. Un jour, ton patron te dit que tu n´as plus de travail : les luxembourgeois refusent de lui acheter des sardines mises en boîte par des enfants. Alors tu rentres à la maison en pleurant parce que tu ne peux plus gagner d´argent. C´est trop injuste !

Il te faut aller mendier, mais le soir tu rentres à la maison avec un tout petit peu d´argent. Alors, si tu ne peux plus gagner de l´argent honnêtement, en travaillant,… tu seras obligé de le voler, ou de te débrouiller autrement. Ce n´est pas bien, tu le sais. Mais c´est tellement dur l´économie pour un grand coeur de petit enfant qui aime sa maman… et qui a faim.

Décidément, ce n´est pas une bonne idée de refuser d´acheter des produits faits par des enfants. Mieux vaut des enfants travailleurs que des enfants voleurs ou des petites filles qui traînent sur les trottoirs. Et puis, ça ne changerait pas grand chose car la plupart des enfants ne travaillent pas pour nous. Désiré ne cire pas nos chaussures, le petit indonésien ne porte pas les pierres de nos maisons et la petite fille ne nous vend pas ses tomates.

Mais pourquoi et pour qui travaillent-ils ? Et veulent-ils travailler ? Et si nous allions le leur demander.

Pas besoin d´aller bien loin pour rencontrer les enfants travailleurs !

De Manille (Philippine), de Sao Paulo (Brésil) et du Cap (Afrique du Sud), quelques dizaines d´entre eux se mettent en route avec un but précis : traverser le monde pour arriver à Genève, en Suisse, le 1er juin 1998 pour l´ouverture de la Conférence Internationale du Travail. Tout le long de leur longue marche ils crieront « L´école aux enfants, le travail aux adultes ! » et « Moins de canons, plus de crayons ! »

La Marche Mondiale Contre le Travail des Enfants avait commencé.

Ils vont traverser 108 pays et parcourir 80 000 km, à pied, bien sûr, mais aussi en train, en bateau et en avion. Alors nous pouvons bien faire un pas vers eux pour venir les écouter, à Toulouse, par exemple, le dimanche 17 mai 1998.

Il fait beau ce jour-là et les toulousains venus se promener sur la Place du Capitole ouvrent de grands yeux : aujourd´hui, leurs enfants ne pourront pas courir après les pigeons. Les milliers de gens qui ont suivi la Marche Mondiale à travers la ville ont envahi la place. Sur un podium, des gens importants parlent face aux télévisions, aux radios et aux journalistes. Ces gens importants, ce sont les jeunes participants à la Marche Mondiale qui travaillaient, il y a peu de temps encore, dans des conditions inimaginables pour un petit européen. Ecoutons ce que dit Jamal. Il a 15 ans et vient du Bangladesh.

« Quand mon père est mort, j´avais huit ans. Ma mère ne pouvait pas nourrir ses cinq enfants. Un jour, un monsieur est venu et il a dit qu´il pourrait nous donner du travail et nous nourrir. Nous avions faim, alors ma mère a accepté. »

Jamal s´arrête et sourit. Jamal sourit toujours et pourtant, ce qu´il a vécu après n´est pas amusant. Peut-être même est-ce pour cela qu´il sourit, pour pouvoir parler de quelque chose qui donnerait plutôt envie de pleurer.

« Ce monsieur m´a vendu à des bandits, à des terroristes qui obligeaient des gamins comme moi à voler dans la rue, dans les magasins et les cinémas. Nous étions mal nourris et on nous battait quand nous ne rapportions pas assez d´argent. Un jour, on nous a obligés à mettre la pagaille dans des manifestations politiques. Nous devions casser des vitrines et des voitures, provoquer des bagarres et même jeter des cocktails molotov, de petites bombes qui mettent le feu. »

photo d'un jeune garçon dormant dans la rueEt c´est ainsi qu´à 9 ans, Jamal se retrouve en prison où il est maltraité pendant six mois. Jamal vit ensuite pendant des mois de vol et de mendicité près de la gare avec des dizaines d´autres enfants. Mais un jour, il y a quatre ans, il a de la chance : il tombe gravement malade. Une organisation le recueille, et depuis Jamal dort dans un lit et mange à sa faim. Il a même appris à lire et à écrire. Sera-t-il un jour ingénieur automobile comme il le souhaite ? Peut-être pas, mais il est fier aujourd´hui d´être ici le porte-parole des enfants travailleurs du monde.Après Jamal, c´est à Farida de conter son expérience. A 8 ans, Farida entre dans un atelier de tapis, comme sa mère avant elle. Elle est maintenant une toute jeune fille, mais son petit corps est voûté, ses doigts ont été abîmés par les teintures chimiques et ses poumons ont beaucoup souffert d´avoir tant respiré de poussière de laine pendant des années. Farida est l´un de ces un million d´enfants pakistanais qui travaillent jusqu´à 60 heures par semaine pour moins de 100 FF par mois. Un adulte gagne un peu moins du double. »Mes parents avaient emprunté de l´argent au patron d´une fabrique de tapis, et moi, je travaillais pour rembourser, » explique-t-elle. « Mais les intérêts étaient tellement élevés que jamais je n´aurais réussi. Je veux bien travailler pour payer les dettes, mais pour cela il faudrait que l´on me paye plus. Ma famille a aussi besoin de cet argent. Mais il faudrait aussi qu´on me laisse un peu de temps pour aller à l´école. Dans les pays riches, les enfants apprennent à lire et à écrire. Si nous ne le faisons pas dans les pays pauvres, jamais nous ne sortirons de notre misère. »

Farida raconte ensuite qu´elle dormait à même le sol dans l´atelier, qu´elle y mangeait, mal et peu, et n´en sortait pour ainsi dire jamais.

« Mais j´ai appris un métier, » dit-elle,  » et ça c´est important pour trouver du travail, plus tard, quand on est adulte. »

Sur la place du Capitole, les gens les ont écoutés avec attention et surprise. Qu´ils sont « grands » ces petits ! Ils ont déjà tellement vécu, tellement connu la misère, tellement appris à se débrouiller tout seul que leurs enfants, auxquels ils interdisent de se servir d´un couteau tout seul, leur paraissent vraiment trop… gamins. Mais le premier des droits des enfants n´est-il pas d´avoir une enfance ?

Il y a sur toute la place des stands qui donnent des chiffres, expliquent beaucoup de choses et se mettent en colère contre le travail des enfants. Ici, on apprend que 40% des enfants africains entre 5 et 14 ans travaillent (c´est comme si dans une classe de trente élèves, douze quittaient l´école pour aller travailler). Là, on nous dit qu´en Inde les enfants travaillent encore pour payer les dettes de leurs parents, ce qui est en théorie interdit par la loi depuis plus de vingt ans. Plus loin, on voit des photos d´enfants tirant des chariots dans les mines ou manipulant des produits chimiques très dangereux. Tous parlent aussi de la forme de « travail » la plus intolérable : des petites filles surtout, mais aussi des petits garçons, sont obligés de se prostituer pour vivre. Les clients sont souvent des gens du pays, mais ce sont parfois des hommes qui viennent « en touriste », d´Europe ou d´ailleurs, parce qu´ils savent qu´ils ne seront pas punis ici quand ils font des choses répugnantes avec les enfants.

C´est pour que tout ça s´arrête que Jamal, volé à sa famille, et Farida, esclave des dettes de ses parents, veulent assister à l´ouverture de la Conférence Internationale du Travail. Ils veulent nous dire : nous avons le droit d´être des enfants, d´être éduqués, soignés et protégés.